Une Musicologie Majeure

Reproduction de la préface de François Picard pour le livre d’Amine Beyhom Théories de l’échelle et pratiques mélodiques chez les Arabes – I : L’échelle générale et les genres Tome 1 : Théories gréco-arabes de Kindi (IXe siècle) à Tusi (XIIIe Siècle)

 

Une musicologie majeure

 

La musicologie, ou étude scientifique, de la musique arabe est aujourd’hui majeure, ce qui ne veut pas dire autonome, isolée, encore moins unitaire ; bien au contraire, c’est sa capacité à se diviser en acoustique, organologie, histoire des instruments, des pratiques, des systèmes, des œuvres, analyse, systématique, ethnomusicologie des traditions, anthropologie religieuse, sociologie, puis à mettre ces points de vue en interaction qui en fait la richesse et l’intérêt, la pertinence. Le dialogue de cette musicologie de la musique arabe avec celles des musiques européennes anciennes ou contemporaines, des musiques de Chine, de Bretagne, de Bulgarie ou d’Afrique prend aujourd’hui une tout autre tournure que la course à l’ancienneté, la pureté, qui caractérisaient les débats des années 1920 ou 1970, ou que la course à la modernité et la primauté de l’invention. Nul besoin aujourd’hui de vouloir retrouver les sources anciennes, qu’elles soient grecques ou mésopotamiennes, ni de purger des influences, pour faire œuvre d’historien : il faut pour cela les mêmes méthodes que celles utilisées pour la Chine ou l’Irlande : l’étude critique des sources, le regard éloigné. Le comparatisme, venu avant, reviendra après. Il fait partie nécessaire de la culture générale du musicologue, mais n’intervient pas à ce stade en tant que tel.

Quand le baron Rodolphe lui-même — ou l’auteur collectif connu sous le nom d’Erlanger — entreprenait ses travaux, le cadre général dans lequel se situait la théorie était celle d’une échelle générale des sons en rapport avec des genres mélodiques (B. Carra de Vaux, préface, La musique arabe, tome I, Paris, Geuthner, 1930, p. VII). Quand Amine Beyhom, en septembre 2005, expose le projet de recherche qui aboutira quatre ans plus tard au présent ouvrage, la situation est quelque peu différente. On dispose grâce à sa thèse présentée sous la direction de Nicolas Meeùs (Systématique modale, université Paris-Sorbonne, septembre 2003) d’un cadre intellectuel fort : grâce à la combinatoire et en s’appuyant sur un relevé généralisé des échelles modales constatées ou décrites tant dans la littérature spécialisée que par les professionnels de la musique et de son enseignement, on sait que le fondement des musiques modales ne peut être saisi que dans une alternance entre déroulement temporel mélodique (bourdon, teneur, finale, cadence…) et insertion de cette mélodie particulière dans un vaste système de différences permettant des regroupements, ou modes, et éventuellement des passages, ou modulations ; rien ne dit encore à ce stade que ces modes soient réductibles à des échelles, encore moins à des mesures. Quatre mille pages plus loin, rien ne l’affirmera non plus. Avant même d’aborder le rapport entre théorie et pratique, force est de constater par l’histoire comme par la pratique ethnomusicologique de l’interaction que l’ensemble que constitue une musique modale (qu’elle soit prise à l’échelle de la modalité, de l’Islam, de l’ensemble arabo-arméno-chaldéo-turco-persan, du monde « arabo-musulman », de la musique syro-égyptienne ou du mâlouf de Constantine) doit être saisi (même si on peut douter que cela soit possible simultanément) à la fois comme structure (ici : système de différences entre échelles) et comme mémoire (reconnaissance des motifs, formules, tournures, intonations).

Amine Beyhom ne tranche pas ; il propose simplement un cadre qui va permettre de saisir le système en tant que structure, et montre que l’ensemble des échelles modales constatées et décrites se situent à l’intérieur de choix prédictibles et modélisables entre arrangements d’intervalles composant des ensembles ordonnés, appelés échelles. Il montre que la diversité la plus grande, la capacité de créer le plus grand nombre d’échelles différentes avec un ensemble défini de notes rejoint étroitement et nécessairement l’économie dans les intervalles : traduit en termes triviaux, on crée fort peu d’espèces d’octaves à partir des deux seuls intervalles de quinte et de quarte (en employant les noms conventionnels). Le choix d’échelles de six ou sept notes est de loin le meilleur car en deçà ou au-delà on a une combinatoire potentielle moins élevée ; le choix des intervalles relève de la même systématique : on a tout avantage à sélectionner peu d’intervalles (on rejoint ici la fameuse théorisation des « modes à transposition limitée »), et l’échelle diatonique, une octave partagée par sept intervalles de deux grandeurs, les deux petits non adjacents, est certainement une des solutions les plus élégantes et les plus économiques. Un résultat non trivial est que la génération par genres (quartes, quintes ou tierces) est liée à une contrainte proposée au modèle, celle qu’une étape soit la quinte ou la quarte  justes (que celles-ci mesurent réellement 3/2 ou 4/3 n’intervient évidemment pas). Le point de vue de l’ethnomusicologie des traditions musicales arabes et méditerranéennes vient apporter une précision : comme l’a analysé Suzy Felix (La double clarinette au Liban – Le mijwiz, mémoire de Master, université Paris-Sorbonne, juin 2007), il existe une alternative pour « créer le plus grand nombre d’échelles différentes » à ce que nous avons défini plus haut comme « ensemble défini de notes » : c’est de jouer sur la grandeur même des intervalles ; c’est ce que fait le joueur de mijwiz ou le guitariste maltais en raccourcissant ou élargissant ses intervalles tout en gardant les mêmes doigtés. On en arrive à montrer ainsi un présupposé caché, mais évident : soit on a une modalité (ici : possibilité d’obtenir des ensembles de hauteurs ayant des caractéristiques propres et utilisables pour les mettre en relation avec des sentiments, expressions, ethos) floue mais limitée aux capacités psycho-acoustiques de discrimination par l’instrumentiste et de l’auditeur, difficilement reproductible d’une fois sur l’autre, difficile à reporter sur un autre instrument, et impossible à codifier, comme dans le cas du mijwiz, soit on passe par des notes fixes, claires et distinctes. On peut décider que l’empereur fixe un étalon arbitraire, aussi arbitraire que la seconde ou le mètre ; on peut aussi décider collectivement de construire des instruments (comme on dit instruments d’optique) de référence : on les appellera alors « règle » (qānūn), « bois » (`ūd)…

Quand Amine Beyhom me propose en septembre 2005 un travail de la dimension de l’ancienne thèse d’État en vue de son habilitation à diriger les recherches, il a encore en tête la perspective d’une « théorie alternative de la modalité arabe », dans laquelle l’exposé pour mémoire des théories existantes depuis avant Safiyy-a-d-Dīn jusqu’à Mashāqa prendrait à peine quelques 260 pages. Dans notre esprit, les textes avaient été établis, traduits, analysés, discutés, ressassés. Le résultat de la recherche, dont le lecteur tient le premier volume entre les mains, est d’une autre dimension, pas seulement d’une autre taille : cette dimension, je la qualifierai non plus de systématique, ni d’historique, mais de spirituelle : la pratique de la recherche des textes, des manuscrits, des copies, des éditions, de la lecture, de la traduction, de la comparaison des variantes et interprétations a fait entrer l’ancien ingénieur polyglotte et cosmopolite (= celui qui est citoyen d’une ville qui a les dimensions d’un monde) dans la dimension de l’herméneutique ; cette pratique de lecture a inséré l’homme dans une chaîne de réception et de transmission dans laquelle nécessairement s’insère une interprétation. Elle établit à rebours combien l’œuvre d’Erlanger, le Bourbaki de la musique arabe, était elle-même insérée dans des préoccupations et des savoirs de son temps. De là découle le style particulier à Beyhom, à la fois ou successivement érudit et polémique, laborieux et inspiré, toujours rigoureux, souvent enflammé : le texte (Fārābī, Ibn Sīnā ou Kindī) met son lecteur dans la position qui fonde l’art d’entendre la musique comme la poésie arabes : l’entendement juste est celui de l’amoureux passionné, du fou (on pense ici évidemment à Rūmī, à Tagore, à Ted Levin, à Jean During). Ici, cette folie n’est pas celle du vin, des garçons ou des femmes, mais du nombre et du doigté, d’un sens qui tient tout entier dans la forme, à condition que celle-ci soit mise en situation. Dans ce qui peut se lire aussi comme un exposé chronologique et systématique Amine Beyhom a inscrit plusieurs interrogations qui forment intrigue : ne peut-on connaître la zalzalité dès avant Fārābī ? Y a-t-il nécessité que le `ūd ait eu des frettes ? Peut-on diviser l’octave en un nombre d’intervalles qui ne soit ni sept, ni douze, ni vingt-quatre ? Et dix-sept a-t-il fait, ferait-il l’affaire ? On l’a compris, c’est à un dialogue passionné en forme de munāẓara que fait appel Théories de l’échelle et pratiques mélodiques chez les Arabes, un dialogue dont il nous plaît de rappeler qu’il a toute sa place au sein du centre de recherches Patrimoines et Langages Musicaux et que nous avons voulu établir avec les meilleurs spécialistes mondiaux, qui forment cette petite communauté nomade, polyglotte et cosmopolite qui aime à se retrouver pour débattre, discuter et qui comprend les professeurs Owen Wright, Amnon Shiloah, Mahmoud Guettat, Dwight F. Reynolds, mais aussi le regretté Bernard Moussali, Christian Poché, Frédéric Lagrange, tout aussi bien que les auditeurs attentifs que nous sommes, vous lecteur et nous. Nous ne saurions trop remercier et féliciter madame Myra Prince pour l’accueil du présent ouvrage par l’éditeur même qui a publié Erlanger tout comme le nécessaire Musiques du monde arabe et musulman de Christian Poché et Jean Lambert (2000), le superbe Voyage au ciel d’un héros sama de Nicole Revel et al., 2005, et le merveilleux Musique, honneur et plaisir au Sahara de Michel Guignard (1975/2005).

François Picard, professeur d’ethnomusicologie analytique à l’université Paris-Sorbonne, directeur du centre de recherches Patrimoines et Langages Musicaux

Publication du Tome I du livre d’Amine Beyhom

Publication du Tome I du livre d’Amine Beyhom : Théories de l’échelle et pratiques mélodiques chez les Arabes – I : L’échelle générale et les genres Tome 1 : Théories gréco-arabes de Kindi (ixe siècle) à Tusi (xiiie siècle)

 

Le livre a été publié en novembre 2010 chez Geuthner (Société Nouvelle Librairie Paul Geuthner), avec le concours de l’équipe de recherches Patrimoine et Langages Musicaux (PLM) de l’école Doctorale V Concepts et Langages de l’université Paris-Sorbonne, et de la Société Française d’Ethnomusicologie (SFE).

La sortie a eu lieu à :

Beyrouth, à l’occasion du Salon du Livre

au BIEL

le mercredi 3 novembre 2010 à 18 heures,

avec une (courte) conférence illustrative suivie d’un mini-concert de musique arabe et d’une signature à 19 heures.

L’ouvrage comporte 706 pages, avec une préface par François Picard, et peut être commandé par email à l’adresse geuthner@geuthner.com : la couverture est reproduite ci-dessous.